La machine se nourrit de sons. Elle démarre dans la ville, s’emballe dans l’excitation des sens, révèle des algorithmes étranges, urbains, des mystères inquiétants de faune bigarrée. La machine est au cœur du schéma narratif de ce roman de Michel Vézina, La machine à orgueil. En elle, nous apercevons le vide, le manque, le vertige, la profondeur du trou noir.
Pourtant, La machine à orgueil parle de vie : par-delà la mort, elle parle précisément de retour à la vie. C’est dans un tel espace que la métamorphose, jour après jour, patiemment, s’opère ; on l’entend presque affirmer : « Reste là, arrête de fuir, calme-toi un peu ». En effet, il existe quelque part une maison, un terrain plus sûr, pour émerger lentement au monde des vivants. Pour Jean-Pierre, alias DJipi, cela devient possible par un retour à la terre de son enfance, dans ce chalet perdu et silencieux, à côté de son voisin ermite, l’Allumé.
Mado s’est pendue. Dès le départ, on nous annonce la mort, cette mort-là, précisément, comme « un crachat en pleine face », un canevas de situations douloureuses confrontant le réel et l’obscure sujétion des sens ; une dialectique à l’imaginaire corrosif, exigeant, où la sobriété des phrases compense les excès de violence. L’auteur évite ainsi l’énorme piège, dans une œuvre aussi troublante, de l’extrême absurde. Aucun clin d’œil moralisateur ici non plus, ni ton sentencieux du philosophe. Au contraire, on plonge directement dans le vide, en des termes très clairs, crus même, et dans l’univers quand même assez confortable, du genre réaliste, et disons-le, carrément glauque.
D’ailleurs, DJipi n’a pas la stature d’un héros, et l’Allumé est le confident inlassable qui le ramène à lui-même ‒ une sorte de double de soi, presque un imposteur ‒ en ce lieu d’enfance qui évoque des tonnes de souvenirs familiaux, dans les hangars jouxtant la propriété.
L’auteur a installé des pièges partout dans son roman, et il est bien agréable d’y tomber : DJipi est un homme dont l’environnement sonore est omniprésent, il est une « machine à orgueil » à décoder, qui prend figure et sens, aux voix parallèles. Un autre niveau de lecture pourrait même suggérer l’idée d’une fixité du monde, une sorte de désespoir persistant, extralucide : « Je suis seul. Pour toujours. » Oui, mais, se consoler ce n’est pas se trahir, et l’enfance se pleure à tout âge. Voilà pour le fond.
Un livre sur le suicide ? Oui et non.
Imaginez une machine fascinante… une belle machine ayant traversé les générations, faisant partie du patrimoine familial, une machine qui fait l’orgueil de son propriétaire. Imaginez la ville et ses bruits, son pouls infatigable. À contrario, imaginez la campagne, le silence mur à mur, et le chant des oiseaux pour seul son, persistant, jusqu’à devenir de plus en plus insupportable, parce que ramenant impitoyablement à soi-même... Et de là, portant toute l’exigence de la guérison du cœur.
La Machine à orgueil est une œuvre de maturité : dure, noire, écrite sans complaisance, et belle par sa maîtrise. La fantasmagorie de DJipi, le personnage central, est essentiellement un cri du cœur, qui hurle « non » à la mort, qui lutte pour revenir à la vie, après la mort de Mado. DJipi, sans-abri de luxe et ancien punk, cherche un moyen de survivre, au travers des bruits de la ville et de ses expédients, avant de revenir à lui-même, par le silence, hormis le chant des oiseaux.
Cependant, point de lyrisme ici : c’est que tout ce tempo urbain est rassurant, comme une machine sonore autonome, qui fonctionne sans complication et apporte son flux et reflux d’énergie. Et pourtant, DJipi n’en peut plus. Il se perd, dans ce qui s’apparente de plus en plus à un enfer, et il en arrive à détester la ville—lui, pourtant si urbain ‒ bref, il se déteste lui-même, se sent souvent en décalage partout où il passe. Il aurait voulu empêcher la mort de Mado, et comprend, trop tard, qu’il en est profondément amoureux. La mort de Mado, pire encore que celle, accidentelle et foudroyante, de ses parents—ou réactualisant celle-ci ‒ le laisse dans un profond un état de détresse. Car Mado, c’est précisément l’incarnation vivante de la vie, de l’espoir, et l’ouverture sur tous les possibles. Et perdre cela, c’est comme se perdre soi-même.
La bouche dans l’oreille
Après deux recueils de nouvelles, une traduction et ses décapantes chroniques dans l’hebdomadaire ICI Montréal, Michel Vézina signe donc son troisième roman, après Élise et Asphalte et vodka. Cet homme-orchestre culturel est également directeur de Coups de tête, une maison d’édition spécialisée dans le roman de gare, bref et fulgurant.
La Machine à orgueil est une écriture où le temps romanesque s’inscrit toujours par dessus le présent vécu par les sons et les bruits de la Machine, lesquels monologuent dans la tête du personnage principal, avec les souvenirs obsédants du passé. Ce discours, un autre, un troisième, encore, introduit une mécanique, d’abord dans le titre lui-même. On sent que l’auteur sait où il s’en va, avec son personnage principal qui revient de si loin. Un premier roman est toujours une aventure, l’auteur fait ses marques, cherche ses repères, ne sait pas s’il se trouvera, au final. Après ce long chemin, on pourrait presque affirmer que l’auteur écrit pour lutter contre la mort.
Voilà ! C’est un acte d’orgueil ! Et il y est toujours question d’éternité.
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