Il était une fois un dentiste qui rêvait d’écrire des histoires qui plairaient à des lecteurs. Il rejetait d’emblée l’idée d’«une écriture ampoulée, compliquée pour montrer ce dont je suis capable (...) Ça ne m'intéresse pas de faire des textes que personne ne comprend.1» Cet artisan de l'obturation dentaire a assouvi son ambition en se faisant comprendre d’une multitude de lecteurs à travers le monde avec son premier roman, L’immeuble Yacoubian.
Avant de revenir établir sa pratique en plein cœur du Caire dans l’Immeuble Yacoubian où son père a déjà eu son bureau d’avocat, Alaa El Aswany a étudié la médecine dentaire à l'Université de l’Illinois. Est-ce sa familiarité avec la culture américaine ajoutée à sa culture égyptienne originale qui lui a permis d'écrire un roman (paru d'abord sous forme de feuilleton dans un quotidien populaire cairote) dont se sont régalés des lecteurs tant occidentaux qu'arabophones ? Pour les premiers, son récit est émaillé de notes en bas de page qui expliquent les personnages et les mouvements politiques, les événements historiques ou les mœurs de manière concise et claire et non dépourvue d’humour, comme cette remarque sur les très bas salaires des fonctionnaires égyptiens qui les forcent «à rentabiliser au mieux leurs fonctions. (p.82). » En d'autres mots (ou maux), à recevoir autant de bakchich (pots-de-vin) que faire se peut pour accomplir leurs fonctions. Une autre note explique au lecteur que le surnom de «poudre» donnée au petit modèle de Mercedes des années 1990 vient de la croyance que seuls les trafiquants de drogue avaient les moyens de l'acquérir (p.303).
Car c’est bien la corruption sous toutes ses formes qui régit de larges pans de la vie des habitants de l’Immeuble Yacoubian. Les plus vulnérables se vendent au plus offrant : la belle Boussaïna accepte d'abord de se laisser tripoter par le patron de la boutique où elle travaille (mère veuve et fratrie nombreuse obligent), avant de passer dans le lit du héros du roman, l'aristocrate déchu Zaki Dessouki, comme participante au complot ourdi par Malak le chemisier pour mettre la main sur l'appartement du vieil érotomane. Abdou, marié et père d’un petit garçon, devient l’amant du journaliste Hatem, qui tente de le retenir en lui achetant commerce et cadeaux. Soad, veuve et désargentée, marie en secret le Hajj Azzam, un homme d'affaires cupide et pétri de religiosité qui la prive de voir son fils. Au plus bas de l’échelle, il y a cette prostituée ivre, si démunie qu’ainsi que le constate l’insatiable Dassouki, ses sous-vêtements sont taillés dans de vieux sacs de ciment de la compagnie Portland.
Taha el Chazli fils du pauvre gardien de l’Immeuble Yacoubian, malgré de brillantes études, est refusé à l’Académie de police et, sans cesse en butte au mépris et aux railleries de ses condisciples plus fortunés, joint les rangs d'un mouvement intégriste avant d'être arrêté, torturé et violé.
Même les plus fortunés n’échappent pas aux rigueurs du pouvoir mafieux à qui ils doivent leur fortune. Ainsi le Hajj Azzam qui se fait élire député et reçoit une concession d’automobiles Toyota avec la complicité du Grand Homme (le président Hosni Moubarak et sa clique), en échange d'une partie des profits de cette très lucrative entreprise. Avec une outrecuidance qui est un des grands moments comiques de ce roman, ce personnage harcèle le Grand Homme afin de réduire le montant de la ristourne qu’il doit lui verser, et s’étonne qu’on l’informe que l’autre activité commerciale d’où provient sa fortune (le commerce de la drogue) est bien connu du pouvoir et qu’il ferait mieux de se tenir tranquille.
Le talent de conteur d'Alaa El Aswany fait de ce livre une excellente lecture d'été.
1 El Watan, 11 Janvier 2007