Nuria Amat, Nous sommes tous Kafka, Paris, Éditions Allia, 238 p.
« Est-ce que j’allais finir par devenir un écrivain ou un cheval ? »
On commence à ouvrir les yeux lentement sur les vrais rapports qui lient l’auteure à Kafka, et cela, dès la première page. Les métamorphoses, c’est bien connu, s’opèrent lentement, de fil en aiguille ; mais pas ici. C’en est presque frustrant, car déjà on sait que le suicide, réellement la mort, est imminente, à la toute fin.
Maudite littérature… tu ne sauves donc pas ? Eh non ! elle ne sauve pas, et ici moins que jamais. L’auteure n’a t’elle donc aucun remords en décrivant ainsi son personnage principal, son Kafka idéal, à la manière froide d’un seul geste, avec, entretemps (et sur 238 pages !) le désir de nous laisser croire qu’on croyait enfin détenir la clé ; et puis non. Presque du policier… mais tellement littéraire que cela se lit mal, je veux dire le cœur a des problèmes. C’est trop dépouillé, ou pas assez, c’est que tout est nécessaire, vital.
On voudrait bien arriver à extraire le noyau des sentiments, mais comment faire avec une histoire pareille ? Justement, de l’histoire, parlons-en ! Ça raconte quoi d’après vous ? Je vous le donne en mille : eh oui, nous sommes tous Franz Kafka, tous, même madame Kafka ! C’est presque enfantin, tellement, que c’en est à se demander si l’auteure idéalise à ce point son père, le père d’une petite fille, un père qui est évidemment lui aussi Kafka. Pourtant, la lecture de ce livre révèle en fait que Nuria Amat fuit la mort : « La littérature, me semble-t-il, me sauvera de mon chemin vers la mort ». Oui, sauf qu’entretemps, elle ne sera jamais écrivain ? Jamais pianiste de concert ? Tout ce qu’elle fera, c’est de lire, et de lire encore, lire avec la peur au ventre devant la cruauté humaine ? Eh oui, le monde est cruel, le vrai Kafka le savait bien, lui dont on a jamais encouragé le talent d’écrire, même dans sa propre famille.
Écrire c’est devenir fou
Et lire aussi ! Surtout un livre où l’histoire est que tout le monde est Kafka, de près ou de loin. Est-ce un exercice visant l’immortalité ? Si oui, voici un tonique dont le monde littéraire avait bien besoin ! Aucune incisive ironie ici, l’auteure, de toute évidence, a été tellement influencée par le style de Kafka, qu’il demeure la vérité, sa vérité. Cela a quelque chose de touchant.
Pourtant, moi, je n’accroche pas, mais je salue le travail littéraire de ce livre, que dis-je, le travail quasi artisanal de cet exercice d’écriture, lequel s’efforce de donner du sens à la littérature, favorisant une démarche de légitimité de l’écriture. Par exemple : « Quand l’écrivain pense à l’amour, il pense aussi à l’acte d’écrire ». Bien sûr, tous les écrivains ne vivent pas comme des moines ou des ermites, loin s’en faut, et l’auteure (on s’en surprend à peine) rêve d’épouser Frank Kafka. Mais voila que ça devient plus complexe encore, car il vient un moment où il faut tuer le père, selon la psychologie à trois balles, à moins d’être un génie soi-même et de n’avoir aucun risque que le père porte ombrage à sa vie.
Bref, c’est à moi, lectrice, que revient cette tâche ingrate. Comment ? L’auteure nous dit d’imaginer que nous ayons une fille, et que celle-ci épouse James Joyce, qui ouvre à peine la bouche dans les réunions d’artistes où serait convié son mari. Tandis que l’apprenti-écrivain confie à Joyce ses rêves d’écrivain, l’écrivain se dit à lui-même qu’elle serait toujours plus jument qu’écrivain et que cela pourrait la protéger de tous les inconvénients d’un couple d’écrivains.
Avec l’écrivain et la lectrice, il ne se passerait pas la même chose qu’avec le couple mythique Beauvoir-Sartre, dans lequel la femme écrivain prenait bien soin de stériliser le potentiel littéraire de Sartre, de même que le penseur se chargeait de diminuer le talent, sans aucun doute philosophique, de sa compagne. Sans l’amour concurrentiel du Castor (surnom que Sartre donnait à sa compagne Simone), Sartre aurait pu être le créateur du mot au lieu d’occuper le fauteuil de premier bouffon de la philosophie. Sans les tracas amoureux et calculateurs de son compagnon Sartre, Beauvoir aurait pu passer à la postérité comme l’une des rares philosophes de son espèce. Et à cause de cette disharmonie artistique, nous lecteurs, nous retrouvons asphyxiés face à des romans qui ressemblent à des biographies (Beauvoir) et à des essais qui ont des complexes de romans (Sartre). À force d’insister pour plaire à l’autre, on termine par devenir ce qu’il y a de meilleur chez l’autre, de même qu’en agissant de cette façon, chacun jette par la fenêtre ses meilleures qualités personnelles.
Et voilà, c’est cela, selon l’auteure, la métamorphose. Vive la littérature !