Le jour même où, le 22 mai, le rapport de la commission Bouchard-Taylor était rendu public, le premier ministre Jean Charest s’empressait de déposer à l’Assemblée nationale la motion suivante: « L’Assemblée nationale réitère sa volonté de promouvoir la langue, l’histoire, la culture et les valeurs de la nation québécoise, favorise l’intégration de chacun à notre nation dans un esprit d’ouverture et de réciprocité, et témoigne de son attachement à notre patrimoine religieux et historique représenté par le crucifix de notre Salon bleu et nos armoiries ornant nos institutions. » Le premier ministre réagissait ainsi à la recommandation du rapport Bouchard-Taylor voulant que « le crucifix au-dessus du siège du président de l'Assemblée nationale soit retiré. »
Ainsi donc, le chef du parti libéral du Québec rejette du revers de la main cette recommandation visant à consacrer la laïcité de l’État du Québec, sous prétexte que les Québécois devraient être attachés à ce symbole du catholicisme, comme s’il avait toujours été accroché au-dessus du trône du président de l’Assemblée, et comme si l’Église catholique devait absolument être reconnue de toute éternité comme étant étroitement associée à nos institutions politiques et publiques. Le problème, c’est qu’il n’y a rien de vrai là-dedans. Et il est choquant de voir le premier ministre perpétuer un mensonge historique qui rétrécit considérablement notre mémoire collective.
Bien des gens pensent, comme ils se le sont fait constamment répéter, que le crucifix fait partie du décor de l’Assemblée nationale depuis les débuts du parlementarisme québécois. La vérité est tout autre. Regardez la photo qui accompagne cet article. On y voit, en 1887, le libéral Félix-Gabriel Marchand (qui deviendra dix ans plus tard premier ministre du Québec) assis sur le trône de la présidence de l’Assemblée. La structure de bois derrière lui est d’ailleurs exactement la même que l’on peut aujourd’hui encore admirer dans l’enceinte de l’Assemblée. Et au-dessus de Marchand, on ne voit aucun crucifix. Ainsi, le Parlement provincial était à l’époque dénué de tout symbole religieux, et il était donc neutre sur ce plan.
C’est le très réactionnaire Maurice Duplessis qui, au lendemain de sa première prise du pouvoir en 1936, avait fait installer le crucifix au-dessus du trône de la présidence de l’Assemblée. Peu après, à l’occasion du Congrès eucharistique mondial qui eut lieu à Québec en juin 1938, Duplessis poussa encore plus loin l’alliance entre l’Église catholique et l’État québécois, lors d’une cérémonie officielle à grand déploiement dans laquelle le deuxième acteur principal était le cardinal Rodrigue Villeneuve, archevêque de Québec et primat de l’Église canadienne. Dans sa très éclairante biographie du libre-penseur et farouche opposant à Duplessis, T.-D. Bouchard, Frank Guttman raconte la scène
« Dans un geste dramatique, [Duplessis] offrit un magnifique anneau au cardinal Villeneuve, doté d’une améthyste de couleur pourpre (la couleur du cardinalat), entourée de diamants et gravée des armoiries du cardinal, de l’emblème de l’Assemblée législative et de l’inscription « En hommage respectueux ». Après un discours flagorneur, le premier ministre sortit l’anneau de sa poche. Le cardinal Villeneuve invita Duplessis à monter les marches de son trône et à glisser lui-même l’anneau à son doigt. Tandis qu’il avançait, Duplessis proclama : « Je vous prie de voir là le sentiment de ma filiale affection. Credo. » S’approchant toujours du trône cardinalice, il ajouta, la voix empreinte de ferveur religieuse : « Je crois en Dieu et en la religion catholique ! ». Le cardinal prit le premier ministre par un bras et répondit : « Je reconnais dans cette bague le symbole de l’union des autorités religieuses et de l’autorité civile. »1
Est-ce que c’est assez clair ? L’installation du crucifix à l’Assemblée nationale, de même que la remise par Duplessis d’un anneau au cardinal Villeneuve, constituaient deux moments d’une même mascarade de mariage religieux qui scellait l’alliance entre l’Église et l’État, mascarade que le premier ministre Charest ne fait aujourd’hui que perpétuer, profitant de l’ignorance béate et auto-satisfaite de bon nombre de commentateurs bien-pensants qui se complaisent à bourrer le crâne du public avec des faussetés historiques.
Cette attitude de Jean Charest est en plus carrément indigne des précurseurs du parti libéral du Québec, dont on dirait bien que les militants ont oublié les luttes pour nos libertés fondamentales, libertés qui ont toutes été conquises contre la domination de l’Église catholique sur notre société. Par exemple, Félix-Gabriel Marchand avait dû, une fois devenu premier ministre (1897-1900), lutter contre les manœuvres sournoises de l’archevêque de Montréal, Paul Bruchési, tandis qu’il tentait de créer un ministère de l’Éducation. Ce n’est qu’après avoir surmonté soixante autres années d’opposition systématique du clergé que le Québec put y parvenir. Juste avant Marchand, c’était les Rouges, et aussi les membres de l’Institut canadien de Montréal, qui avaient dû, en payant le haut prix dont même l’exil pour certains, lutter contre la prétention de l’Église à régir la vie des familles et de la société, et aussi contre la censure cléricale qui étouffait la vie culturelle et intellectuelle au Québec. Le PLQ d’aujourd’hui oublie aussi Honoré Beaugrand qui, dans son journal libéral La Patrie, n’a jamais fléchi devant les foudres cléricales, de même que les efforts héroïques du député et journaliste libéral Godfroy Langlois, fondateur de la Ligue de l’enseignement au début du 20e siècle, pour répandre les lumières de l’éducation chez nous.
Des exemples de combattants libéraux comme ceux-là, nous en avons plein d’autres dans notre histoire. Tous, ils ont lutté pour la laïcité de l’État, ce socle essentiel à nos libertés fondamentales, dont celle de croire à ce qu’on veut ou de ne pas croire. Le reniement du premier ministre Charest indique surtout une chose : que le combat pour la liberté de conscience et contre la soumission de l’État à la superstition religieuse doit continuer. Pour y arriver, il est grand temps que de vrais esprits libéraux se lèvent au Québec, pour rappeler, particulièrement aux actuels dirigeants du parti libéral du Québec, que la laïcité de l’État, cette garantie vitale de la liberté de conscience, est une dimension incontournable du libéralisme politique.
1 Frank M. Guttman, The Devil of Saint-Hyacinthe,
New York, i-Universe Books, 2007, p. 239-40. (Traduit par moi).
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