Je ne suis pas nationaliste, et je prends le droit de le dire. Le nationalisme, c’est surtout l’exigence imposée à l’individu de devenir en tout et pour tout le serviteur de la tribu — ce qui est essentiellement déprimant et asservissant. Aussi, rien n’abêtit autant que la vanité tribale. À preuve, la nullité de plus en plus généralisée de la culture québécoise « officielle »—par là je veux dire l’essentiel de ce qui monopolise l’espace public et médiatique ; il faut regarder ailleurs que là pour trouver l’intéressant, et ça ne manque pas, heureusement. Mais à peu près tout ce qui est promu à grands cris, ce sont des humoristes insignifiants qui sont tout sauf drôles, ou encore des odes au traditionalisme le plus réac, comme la toune très en vogue mais remplie d’invocations carrément arriérées, intitulée Dégénération, du groupe Mes Aïeux.
Sinon, on a droit à des séries télévisées du genre « Gloire à Saint René Lévesque »—pas juste une, mais deux séries lui ont déjà été dédiées depuis sa mort encore relativement récente ! Ou encore sur le démagogue Michel Chartrand, qui toute sa vie, squattant de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, n’aura fait que gueuler sans jamais rien construire, et qui, de son vivant s’il-vous-plaît, s’est fait dédier une série télévisée. Je parie qu’on nous en fera bientôt subir une autre, cette fois sur Pierre Bourgault, cet autre fieffé démagogue — ultranationaliste bien sûr, cette « qualité » étant requise pour l’entrée au Panthéon de notre Grande Nation, mais dont l’œuvre principale n’aura surtout été qu’un monument sculpté à sa propre gloire. C’est que des icônes à vénérer, il en faut au pays du nationalisme obligatoire.
Côté cinéma, on nous aura notamment servi des remake de Séraphin et d’Aurore l’Enfant Martyre… Ne manque plus qu’un remake du film Le curé du village, un chef d’œuvre de niaiserie cléricale des années 1940, mais dont une nouvelle version, fortement pimentée de violence inquisitoriale, pourrait présenter Pierre Falardeau dans le rôle-titre, qui d’ailleurs conviendrait parfaitement à ce bouffon réac devant qui se pâment d’admiration nos bien-pensants nationalistes. Ou encore, on nous sert, comme cet hiver à Radio-Canada, une série sur les Lavigueur, une famille qui connut son heure de gloire durant les années 1980 pour avoir gagné la 6/49, et qui par la suite se transforma en clan d’épaves humaines. Quelle grandiose expression de notre culture appelée, paraît-il, à rayonner jusqu’aux confins de l’univers !
Une telle accumulation d’insignifiances et de nullités devrait nous faire réfléchir, il me semble, sur le fait que tout cela se passe alors que la double obsession identitaire et linguistique exerce ses ravages chez nous. Ça dure pour l’essentiel depuis 1895, alors qu’un fanatique ultra-catholique et réactionnaire comme ça se peut pas, Jules-Paul Tardivel, publiait Pour la Patrie, un roman minable mais dont l’influence fut marquante pour la suite des choses. C’est en effet Tardivel qui, dans ce roman, a le premier forgé l’idée d’indépendance du Québec tel qu’on la connaît aujourd’hui, afin de protéger le troupeau de brebis québécoises et catholiques contre le méchant loup anglo-saxon et protestant (et aussi juif, évidemment). La paranoïa s’est depuis installée peu à peu, jusqu’à régner sans partage aujourd’hui, grâce aux bien-pensants nationalistes qui continuent de l’attiser afin de nous garder dans leur enclos, histoire de mieux assurer leur emprise sur nous tous.
Le roman de Tardivel le montre bien : le culte de la nationalité, c’est un égoïsme forcené, créateur de mythes propres à domestiquer les esprits, illusionniste à outrance pour susciter la ferveur des membres de la tribu, et aussi fabricateur de ruses pour duper l’individu. C’est aussi la haine de la culture : quoiqu’en disent nos bien-pensants, le nationalisme ne peut pas supporter en pensée l’idée même de culture. Parce que la culture, c’est ce qui permet à chacun d’être soi-même, d’être au monde, d’être du monde. D’être vraiment libre. La culture, ça se conjugue avant tout au « Je », parce que la conscience individuelle est le refuge, précaire et fragile, de l’instinct de connaissance et de la liberté de penser, ces deux éternels ennemis de l’instinct tribal.
Trop souvent les individus, au lieu de vivre une existence autonome, préfèrent se gonfler d’orgueil en s’identifiant essentiellement à leur tribu. Là-dessus, le philosophe français Georges Palante (1862-1925) avait vu juste :
« Moins un individu a de valeurs propres, plus aisément il s’absorbe dans le groupe. Chez un tel individu, les goûts, les idées, les passions personnelles ne sont plus bientôt que l’émanation des goûts, des idées, des passions, des mots d’ordre régnant dans le groupe. L’individu se fait de prime abord illusion sur les bienfaits qu’il retire de son appartenance au groupe. Il lui semble que son vouloir-vivre personnel, que ses poussées vitales sont exaltées et intensifiées par le fait de fusionner avec l’égoïsme de groupe. Il ne s’aperçoit pas qu’en s’absorbant dans le vouloir-vivre collectif, il se nie en tant qu’individu même. »
Quand une société se trouve sous le joug d’une pensée unique comme le nationalisme l’est devenu chez nous, il ne faut pas s’étonner que la culture « officielle » se limite de plus en plus au divertissement le plus niais et à la flagornerie tribale la plus débilitante. Les idées et créations réellement libres, celles qui naissent d’individus réfractaires à toute forme d’embrigadement, elles sont de moins en moins tolérées. Ces réfractaires sont dénoncés comme des hérétiques et des blasphémateurs, et tous les moyens sont bons pour les faire taire.
Pendant qu’on a tellement besoin d’air chez nous, on se retrouve donc, encore une fois, pris avec l’obsession pour la langue, en se laissant accroire que l’identité est une affaire collective avant d’en être une d’individus. Aussi, peu de gens déplorent le fait que cette même langue serve si peu à faire vivre chez nous une vraie culture, celle qui peut stimuler l’expression de nos « Je ». On en serait pourtant bien capables, si on le voulait vraiment. En attendant, on continue d’étouffer.
Ils sont où nos hérétiques et nos blasphémateurs, ceux qui peuvent nous donner enfin un peu d’air frais ? Il y en a sûrement un en vous-mêmes. Ce serait bien moche que, dans la seule vie qu’il a à vivre, c’est-à-dire dans votre vie, il ne puisse faire autre chose que d’étouffer, jusqu’à ce que votre « Je » disparaisse en se dissolvant dans le « Nous ». Mais pour qu’il en soit autrement, ça dépend juste de vous...
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