Au Canada, comme on dit en anglais, there’s an elephant in the room. Je parle ici d’une chose dont personne ne semble vouloir parler, mais dont la majorité subit la présence encombrante avec une indifférence résignée. Cette chose qui nous gêne, plutôt que d’être le symbole de liberté et d’autonomie qu’elle devrait être, nous empêche de bouger et de penser librement. Cette présence, plutôt que d’être le symbole d’unité nationale qu’elle devrait être, fut, est et sera toujours une source de division permanente.
Cette bête encombrante, c’est le régime de la monarchie constitutionnelle ; c’est la présence des symboles archaïques, colonialistes et foncièrement antidémocratiques de la couronne britannique dans notre pays. Cet importun quoique placide pachyderme qui nous fige dans une identité surannée et factice, c’est plutôt une absence : celle d’un chef d’état intrinsèquement, concrètement et symboliquement canadien, choisi et nommé par les citoyens canadiens, et n’entretenant aucune relation volontairement ambiguë avec une puissance étrangère.
Il faudra bien un jour que l’on se décide à renvoyer l’éléphant dans sa savane. Il faudra bien un jour ou l’autre que la rupture ultime avec la couronne britannique et ses symboles soit consommée.
Une proposition qui n’est pas dans l’air du temps
Une telle proposition, dans un contexte de crise économique, n’est pas dans l’air du temps. Dans un forum en ligne préparatoire en vue du congrès biannuel du Parti libéral du Canada qui aura lieu à Vancouver en mai 2009, une proposition de résolution allant dans le sens de l’instauration d’un chef d’État exclusivement canadien a été défaite à près de 70% des votes. Il s’agissait d’une des résolutions ayant le plus suscité de commentaires, mais elle fut aussi l’une des rares à ne pas être majoritairement acceptées. Cet échantillon que constituent les quelques centaines de membres du PLC à avoir voté pour ou contre la résolution n’est certes pas représentatif de ce que souhaitent les Canadiens. Toutefois, ce résultat laisse deviner tout le travail qu’il faudrait abattre pour en arriver à convaincre les Canadiens que l’abolition de la monarchie constitutionnelle serait une excellente chose pour le pays.
On peut relever une bonne dizaine d’arguments mis de l’avant par les tenants du statu quo. Ils vont des plus pragmatiques (« On a des problèmes plus urgents à régler »), à ceux que je qualifierais de plus substantiels (« La monarchie fait partie de l’identité et des traditions canadiennes»). Les arguments substantiels sont les plus intéressants, parce qu’ils sont les plus révélateurs. Ce sont également ceux qui à mon avis sont les plus honnêtes.
Une question d’identité
Selon les monarchistes, les institutions et symboles représentant la couronne britannique, de la Gendarmerie royale du Canada à la Gouverneur générale en passant par la figure de la reine sur les billets de 20$, feraient partie de l’identité canadienne. Selon une variante de cet argument, les symboles monarchiques seraient des marques distinctives de l’identité canadienne vis-à-vis de l’identité américaine, et leur disparition contribuerait à brouiller les délicates frontières identitaires entre les Canadiens anglophones et les Américains.
Résistons pour l’instant à la tentation de contrecarrer cet argument par ce qu’il contient d’aliénant pour tous les Canadiens qui ne sont pas d’origine britannique. Voyons plutôt ce qu’ils révèlent.
Les arguments « symboliques » sont révélateurs de l’existence d’une forme de nationalisme identitaire culturaliste au Canada. Plutôt que d’être fondée avant toute chose sur une philosophie politique rationnelle ou sur un principe moral acceptable par tous, l’identité canadienne aurait pour base, selon cette conception, un attachement à des symboles contingents culturellement ancrés, exclusifs et étroitement liés, par surcroît, à un empire étranger. Plus important encore, ils laissent entrevoir un grand fossé, une mésentente de fond, sur ce qui constitue réellement, ou sur ce qui devrait constituer, l’identité canadienne et l’idéal canadien.
Un débat qui devrait pourtant avoir lieu
Cette ligne de démarcation bien enfouie dans le silence doit être révélée au grand jour. Une des premières vertus de tout débat autour d’enjeux fondamentaux est de faire émerger les lignes idéologiques implicites qui traversent la société. Tant qu’on ne discute pas de questions controversées, il est impossible de savoir ou loge son voisin sur ces questions. Quand il s’agit de questions importantes, comme celle concernant la légitimité et le caractère antidémocratique du processus par lequel notre chef d’état est désigné, alors ces débats doivent avoir lieu.
Les arguments symboliques sont donc les plus honnêtes. En effet, prendre pour prétexte l’existence de problèmes plus urgents pour éviter d’aborder le sujet de l’abolition de la monarchie est une échappatoire qui mène à un cul-de-sac. Une fois les urgences réglées, le problème politique et philosophique qui consiste à avoir pour chef d’État un monarque héréditaire tirant son autorité de Dieu plutôt que des hommes demeurerait entier. Et les failles idéologiques continuent de traverser les fondations du pays. L’institution qu’est le chef de l’État n’a pas de raison d’être si elle n’est pas fondée sur un principe unificateur.
L’abandon des symboles liant le Canada à la monarchie britannique amènerait un recentrage démocratique, et non une disparition de l’identité canadienne. Une fois les institutions monarchiques disparues du paysage canadien, des symboles et traditions bien de chez nous et répondant à tous les critères d’une démocratie digne de ce nom (par et pour le peuple) continueront de définir l’identité canadienne. La Charte des droits et libertés, une culture politique favorisant l’immigration et une histoire à l’avenant, le bilinguisme officiel dans un cadre nord-américain, une économie fondée sur l’innovation et la culture, la place enviable du Canada dans le monde : de telles institutions, dissociées des symboles passéistes et culturalistes de la monarchie britannique, pourraient au contraire renforcer l’identité et l’attachement des Canadiens de toutes origines à leur pays.
On pourrait choisir de laisser tomber le débat, de ne pas voir l’éléphant dans notre chambre, pour ne pas créer d’émoi au pays. Mais si les monarchistes tiennent aux symboles passéistes de la monarchie héréditaire, les Canadiens qui se disent libéraux ne devraient pas se priver d’espérer que les principes de rationalité, de liberté et d’autonomie, principes moraux universellement acceptables, soient réellement pris en compte dans la désignation du chef de l’État canadien.
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