Cette année c’est la soixantième anniversaire de l’adoption de deux instruments cruciaux dans notre histoire, soit la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (la « Convention sur le génocide »)—connue comme la Convention « plus jamais »—et la Déclaration universelle des droits de la personne—reconnue comme étant la « magna carta » de l’humanité.
À l’occasion de cet anniversaire, nous devons nous poser les questions suivantes, soit : Qu’est-ce que nous avons appris? Qu’est-ce que nous devons faire?
Je me permets ici de résumer les trois grandes leçons universelles des soixante dernières années—les leçons à tirer, et les choses à faire.
Car comme l’a dit le philosophe Kierkegaard, « pour vivre, il faut avancer, mais pour comprendre la vie, il faut revenir sur ses pas ».
Première leçon : L’incitation par l’État à la haine et au génocide
La première de ces leçons est le danger de l’incitation par l’État à la haine et au génocide.
De l’Holocauste au Rwanda, l’une des leçons durables à tirer des génocides est qu’ils ont été rendus possibles non seulement à cause de l’industrie de la mort, mais aussi à cause de l’idéologie—la pathologie—de la haine promue par l’État; l’État prêchant le mépris, la diabolisation de l’autre, voilà où tout a toujours commencé.
L’Holocauste n’a pas commencé dans les chambres à gaz, mais par des mots. Même si on voulait arguer de l’inconstitutionnalité de la législation contre les propos haineux—ce qui serait un argument raisonnable, et il y a eu de fortes opinions dans ce sens—même si on arguait que la réglementation des propos haineux de nature raciste est inacceptable dans une société libre et démocratique, il est crucial de distinguer le cas des propos haineux dans une démocratie du cas de l’incitation à la haine promue par l’État, qui a suscité les génocides de l’Holocauste, des Balkans, et du Rwanda, et dont il est question dans les principes et précédents établis dans la jurisprudence du procès de Nuremberg, au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie au Tribunal international pour le Rwanda, et à la décision de la Cour suprême Canadien dans le cas Mugasera.
Les principes et les précédents établis aux tribunaux internationaux et à la Cour suprême du Canada nous démontrent, que l’incitation au génocide peut nous mener sur la voie du génocide, et que cette incitation constitue une violation des principes et des dispositions de la Convention sur le génocide et du traité pour une Cour pénale internationale interdisant l’incitation directe et publique au génocide.
En ce moment même, nous sommes encore une fois témoins d’une incitation à la haine et au génocide émanant de l’État, dont l’Iran d’Ahmadinejad est l’épicentre. Je vous parle de l’Iran d’Ahmad-inejad parce que j’en exclus la population iranienne, qui est elle-même soumise à une répression massive. L’Iran d’Ahmadinejad est devenu le centre nerveux de la convergence toxique de la promotion des crimes les plus odieux, c’est-à-dire le génocide, enchâssé dans la haine la plus virulente, soit l’antisémitisme, symbolisé par l’exhibition, lors d’un défilé dans les rues de Téhéran présidé par Ahmadinejad, d’un missile Shahab-3 de l’armée sur lequel on pouvait lire « Rayons Israël de la carte », avertissant les musulmans qui reconnaissent la validité de l’existence d’Israël qu’ils vont brûler dans l’oumma de l’Islam, et où le président Ahmadinejad nie la réalité de l’Holocauste alors qu’il lance un appel à un nouvel holocauste au Moyen-Orient.
Tout cela constitue une « incitation directe et publique au génocide » et contrevient dons aux provisions de la Convention sur le génocide; c’est même, en fait, une attaque contre la charte de l’ONU elle-même, qui prohibe de telles menaces et incitations à la haine.
Mais il ne nous suffit pas de déplorer ces événements dramatiques, ni même d’en tirer des leçons. Il faut passer à la prévention afin de rétablir le respect de la Charte de l’ONU et de lutter contre l’impunité.
Les États parties à la Convention sur le génocide (les « États parties »), comme le Canada, n’ont pas seulement le droit mais le devoir de la faire respecter, surtout en ce qui concerne la prévention du génocide.
Il faut donc au plus vite procéder comme suit :
Les États-parties doivent saisir les agences des Nations Unies compétentes des incitations criminelles au génocide proférées par le président Ahmadinejad et d’autres dirigeants iraniens. Il est d’ailleurs surprenant que ces incitations n’aient pas encore été portées devant le Conseil de sécurité, l’Assemblée générale de l’ONU, ou tout autre organe ou agence des Nations Unies—bien que ces dernières aient jugé bon de donner au président iranien une tribune.
Les États parties devraient déposer à la Cour internationale de justice une plainte inter-états contre l’Iran pour « incitation directe et publique à commettre le génocide », en violation de la Convention sur les génocides, à laquelle l’Iran est partie.
Le Conseil de sécurité de l’ONU devrait saisir le procureur spécial de la CPI des crimes du président Ahmadinejad et d’autres dirigeants iraniens, pour instruction et poursuites judiciaires.
Les États parties devraient dresser des mises en accusation criminelle du président Ahmadinejad, de l’ancien président Rafsanjani, et d’autres dirigeants iraniens, en invoquant la « compétence universelle » prévue dans la Convention sur le génocide.
Le Secrétaire général de l’ONU devrait renvoyer le président Ahmadinejad et d’autres dirigeants iraniens devant le Conseil de sécurité de l’ONU, pour menaces à la paix et à la sécurité internationales, conformément à l’article 99 de la Charte des Nations Unies.
De plus, le président Ahmadinejad et d’autres dirigeants iraniens devraient être inscrits sur la liste de surveillance des pays concernés, pour qu’ils ne puissent pénétrer sur leur territoire. Il est actuellement question de tenir l’Iran responsable de son mépris des résolutions du Conseil de sécurité demandant la suspension de ses activités d’enrichissement de l’uranium. Les moyens de procéder sont multiples.
Il est temps de prendre ces mesures juridiques, ce qui pourrait faire se ressaisir les forces progressistes au sein de la population iranienne, tout en demandant aux individus responsables de rendre des comptes.
Voici l’occasion pour les pays comme les États-Unis et le Canada d’exercer un leadership à l’égard de l’une des plus importantes menaces auxquelles la communauté internationale doit faire face aujourd’hui.
Deuxième leçon :
Le danger des conspirations
du silence et des crimes d’indifférence
La deuxième leçon est le danger des conspirations du silence et des crimes d’indifférence.
En somme, les massacres d’Arméniens, l’Holocauste des Juifs d’Europe, et les génocides commis au Cambodge et au Rwanda ont été commis, non seulement parce que l’État était le promoteur d’une culture de la haine, mais aussi à cause de crimes d’indifférence— de conspirations du silence.
En réalité, nous avons, à notre époque (dans les années 1990), constaté une épouvantable indifférence face à l’impensable— le nettoyage ethnique—et à l’innom-mable—le génocide; pire encore, à l’égard du génocide du Rwanda, qui aurait pu être évité. Personne ne peut dire que nous n’étions pas au courant.
Nous savions, mais nous n’avons rien fait, tout comme nous savons et n’avons encore rien fait pour empêcher le génocide par attrition au Darfour, ignorant ainsi les leçons de l’histoire, trahissant ainsi le peuple du Darfour et foulant ainsi aux pieds la doctrine de la responsabilité de protéger.
Le constat que le génocide rwandais de 1994 aurait pu être évité a amené le Canada à promouvoir la doctrine de la responsabilité de protéger, afin d’appuyer l’injonction morale du « jamais plus ».
Ce qui se passe au Darfour constitue, à notre honte éternelle, une trahison des habitants de cette région, une répudiation de la doctrine onusienne de la responsabilité de protéger, et un affront aux enseignements de l’histoire, comme le génocide évitable du Rwanda.
Nous savons qu’au Darfour plus de 400 000 personnes sont mortes, 2,5 millions ont été déplacées, 4 millions dépendent de l’aide humanitaire pour survivre, et que les massacres se poursuivent sans relâche.
En outre, rien que depuis le début de 2008, nous avons été témoins d’une série de développements alarmants dans ce qui a été dépeint comme étant « la plus grande catastrophe humanitaire du XXIe siècle. »
Premièrement, le gouvernement de Khartoum a entrepris sa sixième année de génocide par attrition dans l’ouest du Darfour en lançant de féroces attaques, au sol et aériennes, contre la population civile, ce qui n’est pas sans rappeler la politique de terre brûlée employée dans la destruction de villages au début du génocide en 2003 et 2004.
Deuxièmement, le gouvernement de Khartoum continue d’empêcher le déploiement effectif d’une force de protection internationale, et il refuse d’accepter, par exemple, des soldats de maintien de la paix non-africains. En outre, Khartoum, en plus de limiter l‘utilisation d’hélicoptères, ce qui diminue l’accès aux zones ravagées, attaque même les forces de maintien de la paix, comme cela s’est produit lors du déploiement initial.
Troisièmement, le gouvernement soudanais, non seulement refuse de remettre les génocidaires accusés par la CPI, mais, dans un geste de défi d’arrestation, il nomme les génocidaires à de hauts postes du gouvernement.
Quatrièmement, une vaste majorité de la population ayant désespérément besoin d’aide humanitaire et se trouvant dans des zones peu ou pas accessibles aux organismes d’aide qui pourraient fournir eau, abris, et soins de base, ne reçoit pas cette aide; ainsi, les membres de organismes d’aide faisant eux-mêmes l’objet d’obstruction, d’abus et d’agression de la part du gouvernement de Khartoum.
Cinquièmement, la Chine continue à permettre le génocide au Darfour par le biais d’un cercle vicieux: la Chine achète du pétrole soudanais, le gouvernement du Soudan achète des armes chinoises qu’il utilise pour massacrer les Darfouriens.
Le Darfour en est présentement à un point critique, avec les pluies saisonnières qui s’en viennent et qui menacent la livraison de l’aide humanitaire. Si Khartoum n’accorde pas dès maintenant libre accès aux deux forces de protection et aux groupes d’aide humanitaire, il est à prévoir que le nombre de décès augmentera de façon dramatique dans les prochains mois.
Nous avons maintenant désespérément besoin d’un « Sommet pour le Darfour » qui réunisse des représentants de l’Union africaine, de l’Union européenne, de l’ONU, de la Ligue arabe, de l’OTAN, et du gouvernement soudanais, pour mettre en œuvre un plan d’action pour sauver le Darfour et le Soudan. Les points cruciaux sont les suivants : les services d’urgence et le déploiement efficace des forces de sécurité—dont 10 000 volontaires des forces de maintien de la paix du Sud du Soudan—pour protéger la population civile et les travailleurs humanitaires; sauvegarder à la fois le processus de paix au Darfour et les accords CPA et DPA; faire pression sur la Chine afin qu’elle cesse ses ventes d’armes au Darfour, et; créer une zone d’exclusion aérienne pour arrêter le bombardement aveugle qui déciment civils et villages entiers.
Le moment d’agir est venu.
Troisième leçon :
Le danger de la culture de l’impunité—
la responsabilité de poursuivre
Si le XXe siècle a été celui des atrocités, il a été aussi celui de l’impunité, puisque peu d’auteurs des massacres promus par l’État ont été traduits en justice. Il aura fallu l’indignation du monde entier devant les immenses champs de morts des années 1990, l’horreur de la Bosnie, l’agonie du Rwanda, la tragédie des femmes et enfants brutalisés au Sierra Leone et au Soudan, pour insuffler à la Cour pénal international (CPI) l’obligation morale et le sens d’urgence dont elle avait besoin. L’établissement de cette Cour a été l’événement le plus important dans le domaine du droit pénal international depuis Nuremberg. C’est un avertissement à tous les tyrans. Il n’y aura plus de refuge, plus de sanctuaires, pour les ennemis de l’humanité.
Le Canada a joué un rôle de premier plan dans l’établissement de la CPI, et son premier président, Philippe Kirsch, est un Canadien. Il revient maintenant au Canada –qui s’est doté de sa propre Loi sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité dans le cadre de l’application du Traité de Rome visant la CPI—de traduire en justice les criminels de guerre, autant au Canada qu’à l’étranger, et de faire de notre loi le pivot de l’édification d’un système de justice international au XXIe siècle.
Mais la lutte contre l’impunité demande non seulement que nous punissions les auteurs de crimes contre l’humanité—en traduisant en justice les criminels de guerre—mais aussi que nous cherchions à empêcher que ces atrocités se produisent. En fait, c’est tout autant une lapalissade qu’une profonde pensée que de dire que la protection contre les massacres est la prévention des massacres.
Tel est le principe de la responsabilité de prévenir, comme dans le cas d’Ahmadinejad et de l’incitation au génocide promue par l’État d’Iran.
Mais, comme nous l’avons vu, aucun des recours juridiques disponibles n’a encore été invoqué, ce qui conforte l’Iran d’Ahmadinejad dans sa criminalité et favorise une culture de l’impunité. De même, en ce qui concerne le Darfour, nous somme témoins d’une culture de l’impunité scandaleuse.
Il y a trois ans, la résolution 1593 du Conseil de sécurité de l’ONU a renvoyé les atrocités commises à grande échelle au Darfour à la CPI pour fins d’enquêtes et de poursuites.
Il y a un an, la CPI a émis des mandats d’arrestation visant le ministre du gouvernement soudanais Ahmad Haroun et le chef milicien janjawid Ali Kushayb, accusés d’avoir planifié et perpétré des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité au Darfour.
Le Soudan a refusé de remettre les accusés et a promu ces deux génocidaires à des postes importants du gouvernement, manquant ainsi scandaleusement à ses obligations humanitaires et internationales.
La communauté internationale doit mettre un terme à cette ahurissante culture de l’impunité en rendant plus sévères les sanctions ciblées, les interdictions de voyager, les saisies de biens, les embargos visant les armes, les mesures de désinvestissement, et autres sanctions. La communauté doit également exercer des pressions sur la Chine pour que ce pays mette fin à sa complicité dans des crimes contre l’humanité.
Par conséquent, c’est notre responsabilité de faire tomber ces murs d’indifférence, de déjouer cette conspiration du silence et de l’inaction, de prendre position et de ne pas se dérober, de ne pas regarder autour de nous pour voir si quelqu’un d’autre fait quelque chose avant de décider nous-mêmes d’intervenir; parce que dans le monde dans lequel nous vivons, ils sont plutôt rares ceux qui sont prêts à prendre position, sans même parler ’intervenir, ce qui nous rappelle les paroles d’Edmund Burke : « Le plus sûr moyen de garantir le triomphe du mal dans le monde, c’est de faire en sorte qu’un nombre suffisant de braves gens ne fassent rien ».
Conclusion
Chacun d’entre nous peut jouer un rôle essentiel dans la lutte pour la justice. Chacun de nous peut faire une différence. Chacun de nous a, chaque jour, la capacité de faire quelque chose au nom d’une personne défavorisée ou victime de discrimination. Certains pourraient demander : Quelle différence puis-je faire? Quelle différence est ce qu’une seule personne peut faire?
En réponse, je voudrais vous rappeler l’héritage de deux de nos citoyens honoraires, soit Raoul Wallenberg et Nelson Mandela. Raoul Wallenberg, diplomate suédois qui a sauvé davantage de Juifs durant la Seconde Guerre mondiale que tout gouvernement et qui a indubitablement démontré qu’une seule personne peut faire une différence. Il a fait à lui seul la preuve qu’il est possible de confronter le mal, d’y résister, de le vaincre, et de changer l’histoire. Quant à Nelson Mandela, qui a passé 28 ans dans une prison sud-africaine, il en est sorti pour présider au démantèlement du gouvernement de l’Apartheid et devenir président d’une Afrique du Sud démocratique.
Nous pouvons arrêter, empêcher les tragédies qui ont défini et définissent notre époque. Comme nous le savons tous bien, il ne peut y avoir de paix sans justice, pas de liberté sans droits de la personne, pas de développement durable sans primauté du droit.
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