Par un soir de novembre en 1998, je me trouvais dans un bar du Lac Saint-Jean avec mon mari Alex Ivanovici. Sur les écrans géants, on diffusait un combat de boxe : un anglophone affrontait un francophone. C’était un bar un peu rude, dans un bastion souverainiste; en tant que Montréalaise bilingue mais résolument anglophone, j’avoue m’être sentie nerveuse. Je voulais partir au plus vite. Mais, de retour à notre gîte, nous étions songeurs. Qu’est-ce qui nous faisait si peur? La tension politique dans le bar? Le risque d’avoir à débattre, que les choses dégénèrent?
Je suis dramaturge, à l’époque j’étais au Lac Saint-Jean pour préparer ma pièce Novembre, sur la politique québécoise. Le théâtre, et l’art en général, se nourrit du conflit. Ce jour-là, mon mari et moi avons compris que nous allions laisser s’échapper une occasion en or si nous restions à l’abri dans notre chambre. Nous avons donc repris le chemin du bar. Formés dans la tradition du théâtre documentaire, nous avions nos magnétophones à portée de main. Question d’arrêter de faire l’autruche, nous avons décidé d’interroger les gens à propos de leurs convictions politiques. Le sujet était dans l’air du temps. Les médias n’en avaient que pour l’élection qui battait son plein. Les experts parlaient d’une lutte sans merci entre les deux poids lourds, Lucien Bouchard et Jean Charest. Mais ce que les clients du bar nous racontaient ce soir-là n’avait pas grand-chose à voir avec ce qui se disait dans les journaux, à la télévision ou à la radio. L’élection ne déchaînait pas les passions. Plusieurs nous parlaient de distance, d’aliénation et d’indifférence devant le système politique. Malgré tout, ils se préoccupaient sincèrement des différents enjeux qui affectent leur vie.
Dix années ont passé depuis cette soirée, mais la rupture entre les grands partis politiques, les médias et la société civile n’a fait que s’accentuer. Il y a quelques semaines, nous avons eu droit aux élections municipales les plus étroitement surveillées depuis des années. Cette fois-ci, pas moyen de faire l’autruche : la corruption était étalée au grand jour. Les allégations se multipliaient de part et d’autre, déferlant sur le Québec comme une tempête hivernale. L’épicentre de cette dernière crise, Montréal, a fait la couverture du magazine Maclean’s, avec comme titre sensationnaliste : « Montreal is a corrupt, crumbling, mob-ridden disgrace » (Montréal est une ville corrompue, en ruines et contrôlée par la mafia).
Mais seulement 39 % des Montréalais inscrits ont choisi d’exercer leur droit de vote le 1er novembre. Et c’est la même histoire partout au Québec. Qu’est-ce qui se passe? Si notre système politique était si corrompu, pourquoi si peu d’électeurs se sont-ils présenté aux urnes?
Depuis la fin de l’élection, j’ai discuté des résultats avec de nombreux Montréalais et je constate que le cynisme est partout. La plupart des lettres de citoyens publiées dans les journaux, dont celle-ci, abondent dans le même sens. Les gens sont convaincus que leur vote ne peut rien changer. Et les politiciens qui non seulement promettent le changement, mais livrent la marchandise, qu’on les aime ou non, ne semblent plus exister. Pas de Trudeau ni de Lévesque – pas même un Bouchard – n’ont émergé ici depuis longtemps.
Mais les problèmes auxquels nous faisons face en tant que Montréalais, Québécois et citoyens du monde, n’ont jamais paru si inquiétants. Nos rues se détériorent à vue d’œil. Des vies ont été perdues à la suite d’accidents causés par nos infrastructures défaillantes. De vastes changements sont nécessaires, on s’en rend bien compte. Les gigantesques structures de ciment sur lesquelles nous circulons chaque jour par milliers ont besoin de réparation — voir d’être remplacées — et les coûts seront exorbitants. L’infrastructure n’est qu’un des nombreux problèmes complexes auxquels nous devons faire face collectivement, comme société. Les soins de santé et l’environnement viennent bien sûr à l’esprit.
J’avancerais que les arts – et plus spécifiquement ma discipline de choix, le théâtre documentaire – ont un rôle important à jouer pour nous sortir de notre marasme actuel. Une pièce documentaire est une expression, sous forme de narration, de conversations intimes qui ont eu lieu entre le ou la dramaturge et une panoplie de citoyens, dont les voix se mesurent et s’affrontent dans une quête dramatique de vérité. En nouant ces voix sur scène, la pièce documentaire nous invite à laisser nos journaux et nos télévisions. Elle engendre ainsi un dialogue politique dans sa forme la plus pure - un dialogue social, pluriel, sincère (c’est-à-dire, sans rectitude politique) et personnel. La pièce documentaire injecte au dialogue politique ce dont il a le plus besoin aujourd’hui – une bonne dose d’humanité, sans intermédiaires.
On ne peut se permettre de fuir face aux immenses problèmes qui se posent à nous. On ne peut pas, non plus, laisser exclusivement à nos dirigeants le soin de trouver des solutions, même si on pense qu’ils sont à la hauteur du défi. Pour parler de ces enjeux, il faut que les citoyens de tous les parcours s’unissent – commis d’épicerie, avocats, travailleurs de la construction, médecins, syndicalistes – pour réapprivoiser le dialogue. Cette quête du discours commun est possible à travers le théâtre. J’en ai la conviction.
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