Albert Camus: Le portrait d’un juste

Par Esther Benfredj le 6 février 2014

« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. » Lorsqu’Albert Camus prononce ces mots le 10 décembre 1957, il est à l’hotel de ville de Stockholm. Le prix Nobel de littérature vient de lui être décerné tandis que la guerre froide scinde le monde en deux blocs ennemis. Camus évoque alors la terrible condition des intellectuels condamnés à la censure dans les pays communistes d’Europe centrale et orientale. C’est à Louis Germain, son instituteur de l’école communale, qu’il dédie son discours de Suède : Camus n’a jamais oublié cet homme qui lui avait transmis, dans sa jeunesse en Algérie, le goût des lettres. 

Cette attribution du Nobel n’a pas manqué de susciter de nombreux articles de presse, enthousiastes pour les uns, critiques pour les autres. Sous la plume incisive de plusieurs auteurs français tels Jacques Laurent ou Bernard Frank, les attaques fusent : l’œuvre de Camus est jugée inachévee et mal écrite. Hostile tant à la personne qu’au travail de l’écrivain, Bernard Frank écrit dans La Parisienne en novembre 1957 : « On l’a pris pour un penseur (…) et il n’a eu que peu d’idées. On s’est extasié sur son style (on le lui a même reproché) et le plus souvent il écrit mal. Le vrai, c’est qu’il n’avait pas les moyens de sa gloire. »

Camus5.jpgN’en déplaise à ses détracteurs d’hier et d’aujourd’hui, la manière d’écrire de Camus est cristalline et pure à l’image de ses idées. N’est-ce pas Nicolas Boileau qui affirmait d’ailleurs que « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. Et les mots pour le dire arrivent aisément. » Pour sa part, Raphaël Enthoven remarque, non sans humour, que Camus est « le cauchemar des snobs. » C’est vrai, il est difficile lorsqu’on le lit de ne pas percevoir ce qu’il raconte ; il n’appartient pas au cercle fermé de ceux dont les propos obscurs se transforment rapidement en caractères chinois. Camus le savait. Il avait d’ailleurs noté dans ses Carnets (1949-1959) que « ceux qui écrivent obscurément ont bien de la chance : ils auront des commentateurs. Les autres n’auront que des lecteurs, ce qui, paraît-il, est méprisable. » 

Humble et fidèle à ses idées, Camus ne s’est réclamé d’aucune idéologie. C’est un esprit profondément libre. De sorte que s’il a adhéré au Parti communiste algérien en 1935, il l’a aussi vite quitté. Critique à l’égard de l’URSS, il a condamné dans L’Homme révolté ses pratiques totalitaires. Il est alors mis à l’index par l’intelligentsia parisienne, abreuvée de propagande par le régime des Soviets. En 1952, son amitié avec Jean-Paul Sartre, fervent communiste, est rompue. Rares sont ceux qui comprirent comme lui - et André Gide - l’horreur de ce totalitarisme. 

Dans le jounal Combat, fondé en 1941 par Henri Frenay et Berty Albrecht, Camus, devenu éditorialiste après la Seconde Guerre mondiale, proteste contre les inégalités de son temps. Le sort de l’Algérie le touche évidemment dans sa chair. S’il dénonce certaines injustices faites aux Arabes, il conteste également l’indépendance de l’Algérie française et la caricature que l’on fait du Pied-Noir. Lorsqu’on lui demande, en 1957, ce qu’il pense de la lutte menée par le Front de libération nationale (FLN) contre la France, il répond sans détour : « En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère. » Dans ce contexte historique, Les Justes, pièce de théâtre qu’il avait écrite en 1949, deviennent d’une cruelle actualité.  Camus envisage alors de les remonter à l’été 1957.

Rappelons que l’œuvre camusienne s’articule autour de trois cycles successifs : celui de l’absurde avec L’Étranger, Le Mythe de Sisyphe, Caligula ; celui de la révolte, déjà évoqué, qui comprend Les Justes, L’Homme révolté, La Peste ; enfin, le cycle de l’amour avec Le Premier Homme, cycle brisé dans son élan le 4 janvier 1960 lorsque la Facel Vega, conduite par Michel Gallimard qui le transportait, s’écrasa contre un platane. Camus est tué sur le coup. Il a 47 ans. Ainsi vont les choses. 

L’annonce brutale de sa mort a frappé les esprits du monde entier. Mario Vargas Llosa et William Faulkner notamment lui ont rendu un hommage chaleureux. Faulkner a très justement écrit : « Les gens diront : il était trop jeune ; il n’a pas eu le temps d’achever son œuvre. Mais la question n’est pas de savoir pendant combien d’années il a écrit, ni combien d’ouvrages, mais simplement, qu’a-t-il écrit ? » Les esprits les moins enclins à l’admirer sont également troublés. François Mauriac note : « L’émotion que je ressens ne m’en donne que mieux la mesure de ce qu’il représentait pour moi : l’homme qui aura aidé toute une génération à prendre conscience de son destin. » 

Pour fêter le centenaire de sa naissance en novembre dernier, les Éditions Gallimard ont réuni ses œuvres les plus essentielles.  On peut également y lire des témoignages dont celui de son ami, l’écrivain Jean Blanzat : « À moins de trente ans, il avait trouvé ce que d’autres cherchent si longuement, si vainement : un principe de pensée et d’action, une « morale ». C’est-à-dire, plutôt qu’un instrument, une méthode, une unité de mesure, la règle d’un comportement juste avec soi-même et avec le monde. C’etait là la force qui le mènerait si vite, si droit, si loin. » Mieux que nul autre, Blanzat avait cerné la puissance des idées d’Albert Camus, cet écrivain, journaliste et homme de théâtre, épris de l’existence. 

 

Esther Benfredj. est titulaire d'un master de sciences politiques (Université Jean Moulin, Lyon III) et d'un LL.M. en droit international (Université de Montréal)


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