L’histoire méconnue de nos libertés

Par Francis Tourigny le 9 avril 2009

Libres penseurs du Québec, DVD, Éditions L’Incrédule. 

À peu près tout le monde, dit-on, connaît l’histoire dont il est question dans le présent compte-rendu.  Elle nous a d’ailleurs été répétée à maintes reprises dès l’école primaire : c’est l’histoire du clergé et de son emprise sur le Québec.  On sait aussi que l’élite cléricale prônait une idéologie profondément réactionnaire, antihumaniste et antilibérale, qui se manifestait notamment par son opposition à l’éducation gratuite et obligatoire, par la haine de la liberté d’expression et de création et par un nationalisme identitaire et étroit qui confinait au culte de la « race ». 

Le recours au « contexte », pour justifier l’injustifiable 

Le fait est que, même aujourd’hui, cette emprise cléricale, aussi nuisible qu’elle ait été pour notre société, n’est pas toujours vue de façon nécessairement négative ; pour s’en rendre compte, on n’a qu’à lire certains écrits récents qui justifient encore les œuvres et l’héritage d’obscurantisme des Ignace Bourget, Lionel Groulx et autres maîtres à penser d’une idéologie qui, en plus d’être intrinsèquement arriérée, a causé à notre société d’importants retards tant culturels que politiques, sociaux et économiques.  

librepenseursduquebec.jpgPour justifier, voire pour excuser les dégâts causés par l’action des réactionnaires,  et aussi pour protéger la réputation du nationalisme dont ces derniers ont été les fondateurs chez nous, plusieurs membres des élites bien-pensantes d’aujourd’hui se font un devoir de nous asséner le sacro-saint argument du « contexte ».  À en croire nos gardiens du temple, les porte-étendards de l’idéologie cléricale , de même que leurs fidèles collaborateurs intellectuels et politiques, auraient seulement agi « en fonction des valeurs de leur temps ».  Il faudrait donc en déduire que tous les gens du Québec d’alors auraient adhéré à l’idéologie rétrograde et réactionnaire des cléricaux-nationalistes, et qu’il n’y aurait par conséquent eu absolument personne pour s’y opposer, puisque tout le monde, sans exception, pensait d’une seule et même manière.  

Cet argument, ou plutôt ce prétexte du « contexte » ne vaut rien et il est même fallacieux, nous dit Daniel Laprès dans sa conférence « Les libres-penseurs du Québec : la mémoire volée », dont l’Association Humaniste du Québec vient de produire un DVD. Comme le souligne Laprès, s’il est vrai que l’argument du « contexte » historique sert surtout à justifier et à protéger l’héritage idéologique de ceux qui se sont toujours acharné à imposer à notre société leur vision essentiellement arriérée et réactionnaire, ce même argument ne tient pas du tout la route pour ce qui concerne la prise en compte de notre histoire tel qu’elle était, dans toute sa richesse.  En fait, cette tendance à justifier l’injustifiable contribue en grande partie à priver les Québécois de la conscience de l’héritage de libertés que recèle bel et bien leur histoire.  En d’autres termes, c’est d’un vol de mémoire dont il s’agit.

Des libres penseurs plus nombreux et influents qu’on le pense

Le fait est donc qu’ils étaient plus nombreux qu’on le pense ceux et celles qui, dans le Québec d’hier, en plus d’avoir été de véritables libres penseurs, se sont opposés courageusement aux élites réactionnaires et obscurantistes.  Ces champions de nos libertés étaient d’ailleurs issus, eux aussi, du même « contexte » que ces dernières.  Le Québec les a toutefois oubliés : en effet, ils ne tiennent aucun rôle dans l’histoire officielle tel qu’elle est encore enseignée.  Qui, en effet, a entendu parler, parmi tant d’autres, du baron de Lahontan, de Fleury Mesplet, de Louis-Antoine Dessaulles, de Godfroy Langlois, de T.-D. Bouchard, d’Ève Circé-Côté, de Jean-Charles Harvey ?  Très peu de gens, sans aucun doute.

Ainsi, Laprès nous rappelle que le gouverneur Frontenac fut, dès le 17e siècle, le premier personnage d’envergure à s’opposer à l’ingérence de l’Église dans la vie des familles et à ridiculiser les Jésuites, ces idéologues au service de l’absolutisme clérical qui, aux dires du gouverneur, « songeaient autant à la conversion des castors qu’à celle des âmes ».  Il évoque aussi la présence chez nous, à la même époque, du baron de Lahontan, considéré comme un précurseur des Lumières en plus d’avoir inspiré par ses œuvres nuls autres que des Rousseau et des Voltaire.

Daniel Laprès poursuit en mentionnant Fleury Mesplet, « l’Imprimeur des libertés » et ami de Benjamin Franklin, qui, au siècle suivant, a été emprisonné suite à la fondation de la Gazette Littéraire, qui avait l’esprit un peu trop voltairien au goût du clergé.  

Aussi, sommes-nous vraiment nombreux à savoir que Louis-Joseph Papineau, personnage surtout connu pour son rôle de leader du parti patriote durant les rébellions de 1837-38, n’a non seulement jamais partagé une idéologie fondée sur une quelconque haine revancharde et ethniciste, mais qu’il était avant tout un penseur profondément libéral qui a mené un véritable combat pour la laïcité et le rationalisme, allant même jusqu’à abandonner toute croyance religieuse ?  Force est de constater que la version nationaliste dominante de notre histoire, qui a complètement détourné à ses fins identitaires le sens principal de l’engagement de Papineau, ne parle guère de ces faits-là. 

L’Institut Canadien de Montréal, foyer de libre pensée 

Un peu plus tard durant le 19e siècle, notre société a vu naître l’Institut Canadien de Montréal, véritable foyer de libre pensée dont Wilfrid Laurier était un membre en vue, et qui, sous l’influence du farouche libre penseur Louis-Antoine Dessaulles, prônait des « énormités » comme la laïcité, l’instruction publique obligatoire et gratuite, de même que la tolérance religieuse.  Tous les membres de l’Institut furent excommuniés par l’Église.  Laprès se penche d’ailleurs sur le combat entre l’Institut et l’évêque ultraréactionnaire de Montréal, Ignace Bourget, qui avait refusé à Joseph Guibord (un imprimeur qui avait eu la mauvaise idée de mourir juste après l’excommunication fulminée par Bourget) la sépulture catholique en raison de son statut de membre de l’Institut canadien.  Après une longue bataille juridique, le droit de Guibord à être enterré dans son lot familial du cimetière de la Côte des Neiges fut rétabli grâce à un jugement du Conseil privé…de Londres.  Il est aussi à noter que Bourget avait alors poussé son propre ridicule en allant jusqu’à désacraliser solennellement le lopin de terre où les restes de Guibord furent inhumés… sous la protection de l’armée fédérale !

Des journaux pour défendre les libertés

Le combat pour l’avènement chez nous du respect des libertés fondamentales a aussi suscité la création de journaux et périodiques divers.  Arthur Buies fonda donc « La Lanterne » en 1867, Honoré Beaugrand suivit avec « La Patrie » en 1879 et, un peu plus tard, Louis Fréchette et un groupe de libres penseurs notoires créèrent « La Canada- Revue ».  De son côté, Godfroy Langlois, journaliste à « La Patrie » et député libéral à Québec du comté ouvrier montréalais de Saint-Louis, prônera, avec  la « Ligue de l’Enseignement », l’amélioration de l’hygiène à l’école et des conditions de travail des instituteurs, ainsi que la gratuité des livres scolaires… le tout sous l’œil réprobateur de Mgr Paul Bruchési,  l’archevêque de Montréal qui réussit à détruire la Ligue et à imposer un délai de 60 ans à la création d’un ministère de l’Éducation.   

Plus récemment, des libres penseurs comme T.-D. Bouchard et Ève Circé Côté ont continué le combat, souvent au sacrifice de leur carrière.  Sans oublier Jean-Charles Harvey, fondateur du journal « Le Jour », seul journal francophone du monde libre ayant ouvertement et résolument pris parti pour la résistance contre le fascisme durant la Deuxième guerre mondiale.  Et il y en a encore bien d’autres, qui restent tout aussi méconnus malgré l’ampleur de leur contribution au développement global de notre société et à la conquête de nos libertés individuelles fondamentales.

Le combat continue 

Ce qui surprend en écoutant Laprès, c’est le nombre important des libres penseurs qui ont marqué notre histoire, et aussi l’ampleur de leurs combats et de leurs réalisations.  Mais pourquoi la méconnaissance de cette partie importante de l’histoire des Québécois est-elle encore si répandue ?  Comme se fait-il que la grande majorité de ces défenseurs de nos libertés soient encore ignorés dans nos salles de classe et aussi par nos médias de masse ?  Rassurez-vous : Laprès ne croit pas à un quelconque « complot » ourdi par les nationalistes.  Un tel oubli serait effectivement difficile à « planifier ».  Il déplore toutefois que l’élite nationaliste dominante continue encore de nos jours à banaliser leur héritage, voire à le maintenir dans l’oubli.  On voit mal, en effet, comment des élites qui prônent l’adhésion en bloc aux « valeurs » d’une sacro-sainte « nation québécoise » puissent se réconcilier avec des idées qui priorisent le développement des libertés des individus plutôt que le collectivisme nationaliste.  

Cette conférence est drôlement pertinente dans un contexte où le discours identitaire des nationalistes québécois, qu’ils soient d’obédience indépendantiste ou fédéraliste, est devenu un véritable dogme, et où aussi plusieurs intellectuels entretiennent encore des peurs envers les dangers potentiels d’une population qui, selon eux, serait trop éduquée (voir notamment le troublant texte de Christian Dufour sur l’apprentissage de l’anglais, paru dans la Presse du 2 avril dernier).  

En somme, le contenu de ce DVD nous amène à espérer que les libres penseurs d’aujourd’hui se feront plus nombreux à rappeler que les vraies valeurs humanistes, celles notamment issues des Lumières, nous invitent à nous méfier constamment des discours à prétention hégémonique, quels qu’ils soient, et de tout ce qui contraint le libre développement des individus dans leur singularité.  Et, surtout, espérons qu’ils soient mieux entendus qu’ils l’auront été jusqu’à présent.

On peut se procurer le DVD « Libres Penseurs du Québec » en visitant le site web assohum.org/en-vente/dvd/libres-penseurs-quebec, ou en adressant un chèque de $15 à la Fondation Humaniste du Québec, 380 Boul. St-Joseph Est, Montréal, H2T 1J6. 


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