Dans sa plus récente formulation, l’antisémitisme contemporain peut se définir soit comme la passion suicidaire de ceux qui organisent le pouvoir politique contre les Juifs soit comme l’obsession mortelle de ceux qui envisagent une autre solution finale, génocidaire, destinée à réduire à néant État sioniste sur lequel ils concentrent leur haine des Juifs et de tout projet auquel ces derniers sont associés. La première formulation est celle de Ruth Wisse, auteur de nombreux essais sur l’antisémitisme classique dit conventionnel. La seconde est celle de l’historien anglo-israélien Robert S. Wistrich, auteur d’une monumentale histoire de l’antisémitisme.
Cet historien comme d’autres avant lui, voit dans la montée de la critique radicale hantée par la délégitimisation d’Israël le signe indéfectible de la résurgence de l’antisémitisme classique mais sous une nouvelle forme. Le nouvel antisémitisme, qualifié par certains de nouvelle judéophobie, prendrait pour cible, non plus le Juif traqué dans son individualité, mais l’État sioniste conçu comme collectivité juive. Dans cette perspective, Israël représenterait le persécuteur de l’opprimé arabo-palestinien qui se voit menacé d’un nouvel holocauste aux mains d’un État qui pratique l’apartheid et se rend donc coupable de crimes contre l’humanité. Une métamorphose identitaire sans précédent transforme sans scrupule le Jésus des chrétiens en martyr de la cause palestinienne et permet au Palestinien spolié de tous ses droits de prendre sa place au sein des nations comme le Juif des Juifs.
Dans les années qui ont suivi la création de l’État d’Israël, on aurait pu constater en Occident la régression, sinon la disparition totale, de l’antisémitisme théologique (le mythe du peuple déicide) ou de celui, plus délétère encore, qui s’abreuve aux sources d’un racisme primaire. On pourrait penser que nos contemporains ont réussi jusqu’à un certain point, à intérioriser les leçons du suicide collectif qu’ont entraînées l’impasse du nazisme et les horreurs de l’holocauste. Aujourd’hui, pourtant, force nous est de constater que l’antisémitisme nouveau genre dans sa version antisioniste gagne en respectabilité et n’est plus objet de scandale aux yeux de ceux qui combattent l’État Juif au nom même de l’antiracisme et de l’universalisme qui doit caractériser les droits humains les plus fondamentaux.
L’actualité reflétée dans les médias fournit d’innombrables exemples de l’apathie générale devant les attaques d’universitaires issus de prestigieuses universités pour qui la solidarité avouée des Juifs à l’endroit d’Israël compromettrait l’intérêt national des États-Unis. C’est là une des thèses développées par John Mearsheimer de l’Université de Chicago et Stephen Walt de l’Université Harvard dans un ouvrage qui s’est révélé un best-seller. En septembre 2011, ils ont même appuyé publiquement la publication antisioniste d’un auteur né en Israël qui se proclame comme un « ex-Juif » ou même comme un « Juif qui se hait lui-même. ».
Plus près de nous, les tirades haineuse du maire de Huntingdon sur les ondes de V-télé et la condamnation récente de ses accusations par la direction du réseau n’ont guère suscité de réaction en dehors des cercles proches des organisations juives. De même, la fin de non-recevoir exprimée par un animateur de Radio-Canada à l’endroit des positions défendues par le Ministre John Baird devant un auditoire israélien à Herzliya est révélatrice d’un état d’esprit qui tend à oblitérer le tort causé aux Juifs par la remise en question de la légitimité d’Israël. Le Ministre, en effet, venait d’exprimer sa conviction que la négation de la légitimité de l’État Juif faisait en quelque sorte partie des dogmes immuables du nouvel antisémitisme.
Ce nouvel antisémitisme, dans la mesure où on ne remet pas en question sa pertinence , puise aux sources de l’antisémitisme conventionnel mais grâce à un subterfuge intellectuel grossier les détracteurs d’Israël se complaisent à occulter l’infamie antijuive en dressant devant le caractère juif de l’État d’Israël le paravent commode de l’opposition au sionisme. En d’autres temps, on a pu reprocher aux Juifs de ne pas partager la religion des Chrétiens. Frappés d’exclusion ou forcés de se convertir à défaut d’une démarche de conviction qui aurait pu leur éviter bien des ennuis, les Juifs se sont vus plus tard pratiquement impuissants face à l’accusation qui leur était faite d’être en manque d’un sang assez pur (pensons « limpieza de sangre ») pour assurer leur intégration dans la bonne société. Dans les années trente, on leur reprochait, entre autres méfaits, de pas être pourvus du bon profil racial. Aujourd’hui, c’est la nature même de l’État juif que ses détracteurs décrient à l’unisson et impunément. Resurgit l’accusation jamais prouvée de détournement de l’eau de ses voisins. Pire, l’État sioniste s’emploierait sciemment à empoisonner les puits de ses ennemis. Il s’activerait même, derrière les murs aseptisés de ses hôpitaux ultramodernes, à développer des politiques eugénistes dans l’espoir de voir émerger l’homme nouveau de la rédemption juive! Telle est la conclusion à laquelle est parvenue récemment une journaliste hollandaise après avoir bénéficié des soins prodigués par une unité de néonatalogie dans un hôpital de Tel Aviv.
Enfin, plus grave encore apparaît l’accusation formulée périodiquement dans nos médias selon laquelle Israël utiliserait une « force excessive » en tentant de protéger ses populations civiles contre les missiles lancées à partir de bases ennemies. Une analyse plus fine devrait permettre l’identification de méthodes plus douces pour contrer la menace des quelque 200 000 missiles (selon un estimé récent) que des régimes radicauxpointent vers une entité sioniste jugée par trop militariste.
Faisons l’hypothèse de la nécessité d’un débat sur la prétendue émergence d’un nouvel antisémitisme. Mais ce débat a eu lieu. À Ottawa même. Et plus près de nous encore. À
Gatineau où le débat s’est transporté le 9 novembre 2010 en présence de parlementaires venus du monde entier lors de la conclusion des travaux de la Coalition parlementaire canadienne de lutte contre l’antisémitisme.
Cette commission, instaurée par des bénévoles avec le concours du Gouvernement conservateur du Premier Ministre Harper, a utilisé dans ses travaux la définition de l’antisémitisme proposée par l’Union Européenne. Cette définition ne postule nullement l’existence d’un nouvel antisémitisme mais ne l’exclut pas. Elle nous est livrée dans une formulation pour le moins maladroite et grammaticalement douteuse : « L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs, pouvant s’exprimer par de la haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme sont dirigées contre des individus juifs ou non-juifs…, contre les institutions de la communauté juive et contre les institutions religieuses juives ». Dans un ajout important, cependant, la définition se voit élargie de façon à inclure les vexations dirigées contre Israël : « En outre l’État d’Israël, perçu comme une collectivité juive, peut être aussi la cible de ces attaques ».
Au Québec, très peu de journalistes se sont intéressés aux travaux de la Coalition parlementaire et ses conclusions ont l’objet de peu de commentaires. Certains journalistes ont vu à tort dans la définition du nouvel antisémitisme une tentative perverse de muselerle droit à la liberté d’expression et, partant, celui, inaliénable, de pouvoir critiquer les politiques de l’État d’Israël.
Le débat n’a pas eu lieu et nul ne voit pour l’instant à partir de quelle tribune il pourrait s’amorcer. Dans l’intervalle, les détracteurs de l’État d’Israël continueront de proposer des définitions de l’antisémitisme qui leur épargneront la balle meurtrière enfouie dans une définition moins étriquée d’une idéologie libérale en apparence seulement mais conventionnellement haineuse et restrictive dans sa mesquinerie à l’endroit des Juifs.Pourquoi les victimes revendiqueraient-elles le privilège de contrôler les paramètres essentiels d’une pathologie qui affecte au premier chef ceux et celles qui en sont infestés?
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