En décembre dernier, la Cour suprême a entendu de nouvelles contestations de la Charte québécoise de la langue française. Elles avaient pour objet la loi 104, adoptée en 2002 par l’Assemblée nationale, qui visait à « colmater une brèche » dans la loi 101, par laquelle les élèves allophones pouvaient fréquenter l’école publique anglaise s’ils avaient fréquenté une école anglaise privée non subventionnée pendant au moins un an.
Il n’en fallait pas plus pour qu’André Pratte, éditorialiste en chef de La Presse, mette en garde ses lecteurs, les juges et les politiciens des « risques » potentiels advenant une décision de la Cour suprême de modifier « ne serait-ce qu’une virgule » de la loi 101.
Cette exhortation au statu quo rassurera certes nos vaillants politiciens fédéralo-nationalistes qui carburent au consensus, et calmera les « purzédurs » même s’ils sont toujours en manque de crise linguistico-identitaire. Mais il décevra une fois de plus ceux qui se préoccupent des libertés individuelles. Ceux-là (il en existe tout de même quelques uns), seront d’autant plus déçus que le silence n’est pas demandé seulement aux juges, mais aussi à toute personne qui voudrait ouvrir le débat sur la question de savoir qui peut envoyer ses enfants à l’école anglaise.
Ce silence est espéré par les élites et par les nationalistes pour deux raisons. Tout d’abord, les parents contestataires, selon notre révolutionnaire intelligentsia québécoise, seraient des « magouilleurs » profitant de brèches et des créateurs de subterfuges prêts à tout pour assimiler leurs enfants et, si on leur laissait un peu de temps, la « Nation » au grand complet. Si on en parlait trop, cela pourrait en plus donner de funestes idées à d’autres parents. Mais il y a pire encore : ces citoyens dénaturés s’attaqueraient à ce qui existe de plus précieux au Québec, c’est-à-dire le sacro-saint consensus autour de la loi 101.
L’absence de débat, de questionnement, voire simplement de doute, de la part des Québécois francophones eux-mêmes sur le bien fondé et le caractère moralement acceptable des clauses contestées de la loi 101 (ou des autres lois qui visent à en colmater les « brèches »), en regard des limites aux libertés individuelles qu’elle entraîne, est l’un des traits les plus sournois et les plus désolants de notre démocratie.
Ainsi, face à l’unanimisme quasi-corporatiste en faveur de la loi 101, ses opposants, isolés par et dans leur « individualisme malsain », sont contraints de se faire entendre via des procédures juridiques extrêmement coûteuses, par le biais de leurs avocats et des juges de la Cour suprême qui sont les ultimes garants des libertés individuelles. Les opposants à la loi 101 sont tour à tour traités de « traîtres » ou de « parents dénaturés », tout simplement parce qu’ils souhaitent donner une éducation différente à leurs enfants. Aux yeux de la majorité, leurs aspirations ne sont pas légitimes et leur volonté d’envoyer leurs enfants dans des écoles anglophones doit faire l’objet d’un jugement moral implicite, parfois explicite.
Mais il faut être aveugle pour ne pas voir que cette « crise » tant appréhendée devra avoir lieu tôt ou tard. À chaque fois que des libertés individuelles sont mises entre parenthèses, même pour défendre de soi-disant « droits collectifs », on retrouve les ingrédients pour la révolte. Par exemple, la « Révolution tranquille » ou la révolte des Patriotes été des événements mis en marche et accomplis par des individus frustrés de voir leurs libertés, leurs droits et leur dignité bafoués.
La majorité francophone et ses gouvernements nationalistes successifs devront vite comprendre qu’ils sont eux-mêmes devenus des « oppresseurs », et que seules deux options subsistent : soit la loi 101 est expurgée de tous ses éléments s’opposant aux libertés individuelles, ou soit commencer à fourbir les armes rhétoriques qui les enfonceront encore plus dans l’unanimisme idéologique nationaliste.
On peut s’attendre à ce que les premiers soubresauts de la crise viendront des nationalistes radicaux, qui ne manqueront pas de déchirer leur chemise et d’en appeler à la « mobilisation générale » contre les institutions canadiennes et en fulminant des édits contre les « traîtres » qui osent contester et défier le dogme. La majorité des Québécois francophones, à qui l’élite nationaliste a fait accepter le dogme de la loi 101 depuis 30 ans, seront entraînés dans le sillage de ces radicaux. En effet, malgré tous les gains réalisés depuis, ils continuent de se percevoir comme une espèce en voie de disparition, pour laquelle la préséance morale des droits collectifs de la majorité sur les droits individuels irait de soi.
Malgré ces vociférations, ceux dont les choix de vie n’entrent pas dans le cadre imposé n’en continueront pas moins de se mobiliser et de revendiquer leurs droits. Un jour, des Québécois francophones, fussent-ils des Tremblay ou des Nguyen, voudront envoyer leurs enfants à l’école anglaise et, constatant que la loi les en empêche, ils prendront le chemin des tribunaux pour, tôt ou tard, gagner leur cause. Ceci dit, ils devraient pouvoir bénéficier du droit de le faire sans se faire traiter de « traîtres » ou de « magouilleurs ».
Parce qu’on craint la résurgence d’un « crise » linguistique, on s’empêche de réfléchir sur les notions concurrentes de libertés, de droits individuels et de droits collectifs. La maîtrise des concepts, idées et arguments autour de ces enjeux ne peut être rendue possible que par l’existence d’un débat. Les débats autour de l’indépendance du Québec, aussi lassant soient-ils devenus, nous ont au moins permis de réfléchir collectivement à la notion de fédéralisme, de connaître d’autres sociétés divisées et de mieux comprendre leurs façons de gérer leurs conflits, et ce quelle que soit notre position sur cette question. Les débats sur les accommodements religieux, en dépit du malaise qu’ils ont pu susciter, ont eu un même effet positif : nous sommes un peu plus conscients des implications morales des diverses positions en jeu.
Les récentes contestations de la Charte de la langue française nous fournissent quant à elles l’occasion d’ouvrir un débat sur l’importance des libertés individuelles et sur la place qu’elles ont occupées dans l’histoire du Québec, de la révolte des Patriotes à la « Révolution tranquille ». Ce débat ne manquerait certes pas de vigueur, mais il nous permettrait, entre autres avantages, de témoigner d’une plus grande maturité collective.
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